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Espace-Forum des Enseignants-chercheurs algériens
5 juillet 2017

De la violence à l’université à la violence de l’université

El Watan le 04.07.17 

«Il y a deux Histoires : l’Histoire officielle, mensongère, qui nous est enseignée, et l’histoire secrète où se trouvent les vraies causes des événements, une Histoire honteuse.» (H. De Balzac : Les illusions perdues)

Depuis les années 90’ et grâce à la presse privée, le commun des mortels a découvert publiquement que la violence sous toutes ses formes existe au sein même de l’université pensée naïvement jusqu’alors comme un espace «protégé» (El Haram El Djamiâ). Or, la réalité est honteuse là où se déroulent ces faits et leurs vraies causes.

En effet, depuis l’assassinat des intellectuels pendant les années 90’, période de toutes les ruptures et la mise en surface de tous les conflits linguistiques et idéologiques transgénérationnels, on assiste à un nouvel «âge» caractérisé par un délitement accéléré de la société. Le processus de pénalisation des cadres pendant les années 90’, les scandales politico-financiers impliquant de hauts cadres qui ont fait l’objet de poursuites judiciaires ont bouleversé l’opinion publique.

Depuis les années 2000, cette dernière a eu aussi le droit de voir et de suivre des poursuites judiciaires qui touchent cette fois-ci des enseignants-chercheurs qui ont osé dénoncer, par leur éthique professionnelle, des dysfonctionnements aigus au sein de l’université (passe-droits aux examens, harcèlements sexuels, clientélisme des réseaux d’ordre régionaliste, trafic de notes et des vacations, violences, absence d’évaluation, mainmise des associations estudiantines, corruption sous toutes ses formes, recrutements clientélistes des responsables...).

L’absence d’autorité des instances qui composent l’université et la mainmise des groupes d’intérêts font que ces affaires internes ne sont sont plus de son ressort (pouvoir). Du coup, une nouvelle ère est ouverte au sein de l’université et le Haram El djamiâ est devenu obsolète, otage des groupes d’intérêts personnels. Du coup, des paroles libres et des vocations professionnelles ont eu «droit» à des procédures pénales, achevant, ainsi, le statut symbolique de l’enseignant, brisant son autorité pédagogique et ouvrant la porte aux déviances, dont les violences.

Les vapeurs sont inversées et les pouvoirs sont légués à des relais politiques et idéologiques obéissant au prisme du don et de contre-don (Khaled K. El watan du 13 juin 2017). En effet, une dizaine d’enseignants-chercheurs sont poursuivis en justice par des recteurs d’université pour avoir «osé» critiquer ouvertement la gestion administrative et pédagogique de leur université. De ce point de vue, «oser critiquer», c’est déjà oser exposer et dévoiler son «soi» et son «identité personnelle» publiquement face à un ordre bureaucratique institué autour des modes d’identification unanimistes et clientélistes.

Depuis plus de trois décennies, on assiste à l’émergence de la figure du diplômé-fonctionnaire, pur produit de la mort systématique de la vocation élitiste de l’université et de ses missions de formation autonome des compétences. La massification incontrôlée des corps étudiants et enseignants et la bureaucratisation étouffante de la recherche ont comme conséquence la transformation profonde dans le statut et le rôle des professions intellectuelles en Algérie. Les vagues importantes de recrutements depuis 2004, dominées par des logiques admiratives et l’augmentation vertigineuse des salaires des enseignants-chercheurs, loin d’un système de mérite, ont accéléré la dénaturation de la valeur symbolique des métiers intellectuels.

Ainsi, de fortes demandes aux postes de doctorat, des soutenances occultes et des habilitations massives ont inondé l’université algérienne pour profiter de cette «aubaine». Des revues ont été créées un peu partout dans diverses universités au niveau national. Dans ces conditions de luttes latentes entre certaines associations estudiantines et les tenants de l’ordre établi au sein de l’administration universitaire ont transformé ces formations post-graduelles en un marché juteux et renforcé le volume du capital social des groupes dominants et de leurs relais politiques au sein de l’université.

Les étudiants et les enseignants ne sont que des alibis d’une institution transformée en un appareil idéologique, hanté par excellence par le syndrome de la «diplômite» (maladie des diplômes). Tant que les recteurs d’université et les directeurs de centres de recherche sont désignés, que de leur côté ces derniers désignent par cooptation des responsables sur la base d’allégeance et de clientélisme, l’université et le secteur de la recherche ne peuvent être que des espaces sociaux de partages d’intérêts personnels et d’exclusions pour les autres qui vivent de et pour leur vocation professionnelle.

Pour d’autres, plus calculateurs et plus rusés, profitant de la déliquescence institutionnelle ambiante, vont chercher leur «légitimité» en passant par des instances politiques et institutions officielles. De ce point de vue, l’espace universitaire se transforme en un lieu de cristallisation des pouvoirs mais, paradoxalement, vidés de toute légitimité par les pairs. Dans ces conditions, l’inertie s’installe, des exils intérieurs sont vécus comme une violence symbolique et des foyers migratoires dormants s’élargissent.

La violence à l’université

Quand on parle de la violence à l’université, il s’agit de mettre en évidence la question de la morphologie des actes de violence dans l’espace universitaire. On peut, statistiquement parlant, mesurer le nombre d’actes et les cohortes possibles dans le temps et l’espace, mais sans avoir accès au sens de ces actes et les fonctions politiques et sociales de cette violence. Vouloir catégoriser la violence dans sa logique statistique, c’est vouloir instituer l’impunité.

Les rémunérations des faits ne manquent pas malheureusement. Le fond de la problématique relève avant tout de la libération ou de la prise de conscience des conditions politiques et idéologiques qui ont mis l’université dans le processus de déliquescence, à l’image d’autres champs socioprofessionnels. Il s’agit d’un phénomène social total qui a son histoire. Tellement l’université est transformée en un boîte noire, il est presque tabou de parler ouvertement de ses multiples dysfonctionnements. L’impensé et l’impensable se sont structurés en un ordre établi, reproduit inconsciemment par l’ensemble des agents qui le caractérisent.

Ainsi, la violence devient un fait banal et même «naturel» dans une société qui souffre d’une panne aiguë pour le passage à une modernité politique où des rapports sociaux sont régulés sur la base du droit et de la justice. L’institution universitaire n’a pas échappé à cette absence de règles. Elle même est le pur produit d’un long processus de dénaturation de ses fonctions initiales par l’injonction et la surdétermination du politique et de l’idéologique depuis l’indépendance.

Elle est, par ses fonctions, un espace de toutes les formes d’exclusions et d’inégalités sociales et spatiales. Elle est une institution fantasmée des familles algériennes, notamment défavorisées, un espace d’illusion pour l’étudiant, une expérience sociale d’exil intérieur pour l’enseignant de vocation, et un lieu d’exclusion ou d’auto-exclusion pour l’administrateur convaincu. Tout le monde est piégé par ses propres processus de gestion bureaucratique et par une gouvernance descendante mortifère.

Le volume important de contributions publiées dans la presse nationale et le peu de thèses et d’études sérieuses réalisées sur la problématique de la violence n’ont pu prendre en considération, en amont, la nuance entre la violence à l’université et la violence de l’université. Le problème de fond réside dans cette équation mal assimilée et otage du sens commun. Tout le monde parle de la violence pour faire subir à la doxa une autre forme de violence symbolique par son absence de sens. Même l’agresseur se sent agressé !

Il faut rappeler que depuis l’assassinat de l’étudiant Kamel Amzal, étudiant en interprétariat, le 2 novembre 1982, à la résidence universitaire de Ben Aknoun en passant par l’assassinat des intellectuels et des universitaires pendant les années 90’ et la pénalisation des enseignants-chercheurs pendant les années 2000, ainsi que les récentes violences physiques et mortelles contre les enseignants par des «étudiants», l’université algérienne a achevé son processus de désinstitutionnalisation et a ouvert une nouvelle ère d’incertitudes fondées.

La «peur», l’«autocensure» et le «fatalisme» deviennent de purs produits des processus de ces systèmes institués et hiérarchisés, mettant les universitaires de vocation dans des postures d’amertume dans ces espaces sociaux de travail censés être des lieux de liberté de création, d’innovation et d’entreprendre. Ces mêmes espaces deviennent étranges et étrangers aux yeux de cette catégorie universitaire qui assiste passivement à une réalité qui leur échappe, impuissant dans un espace transformé en une «jungle».

Tous les processus d’exclusion, de cooptation et de manipulation des universitaires et des partenaires sociaux revendicatifs ont créé le vide. Et tellement la nature a horreur du vide, l’université algérienne est prise en otage par des politiques volontaristes, reproduisant et réduisant les fonctions de l’université à des missions de stabilité sociale et tuant, ainsi, paradoxalement, sa mission élitiste. Du coup, face à ces processus de désinstitutionnalisation, des projets de création des universités dites privées ont été déposés comme des alternatives au niveau de la tutelle.

Dans ces conditions, est-ce légitime de supposer que le climat de délitement et la crise sociale aiguë que vit actuellement l’espace universitaire et de la recherche en Algérie, accélérés par des actes de violence dans l’impunité totale, sont les prémices d’une lutte souterraine des groupes d’intérêts qui veulent préparer le terrain pour créer des universités et des centres de recherche privés comme alternative qui s’impose d’elle-même ?

Puisque les systèmes de l’enseignement et de recherche se commercialisent dans le monde par les puissants, il est important de rappeler que l’Algérie a adopté depuis 2003 le projet licence, master et doctorat (LMD) dans des conditions opaques et avec des effets pédagogiques et organisationnels désastreux (coexistence des deux systèmes d’enseignement — ancien et nouveau —, absence de travail collégial, impossible mobilité nationale des étudiants, problème des filières dans la Fonction publique, révoltes des étudiants, incompréhensions des missions de cette politique par les enseignants…).

Dans ces conditions défavorables, l’enseignement supérieur et le système de recherche en Algérie peuvent se transformer en un marché juteux pour la «bourgeoisie comprador», celle des pays dominés qui tire sa richesse de sa position intermédiaire dans le commerce avec des puissants du monde.

Les autres paliers du système éducatif (le privé : primaire, moyen et secondaire) sont déjà acquis ! Du coup, le droit constitutionnel à l’éducation gratuite va se transformer en une marchandise à vendre et des crédits vont être alloués pour cette finalité. Tous les scandales qui touchent toujours le système éducatif algérien sont une aubaine pour cette bourgeoisie comprador.

La crise est profonde et les enjeux sont énormes dans une équation mondialiste qui échappe même à la prise de conscience collective nationale des acteurs principaux du secteur. Les conditions endogènes sont en interactions dialectiques avec les conditions exogènes. Même cas pour le logement comme droit, qui a déjà subi cette transformation puisque l’Algérie va passer du droit au logement au crédit immobilier.

Toutes ces transactions économicistes imposées par des logiques scientistes des institutions internationales sont vécues par les Algériens «exclus de l’intérieur» comme une violence symbolique, incapables de la saisir et de la comprendre. D’ici peu, l’Algérie aura un système éducatif national à deux vitesses. Un système éducatif privé de qualité pour la minorité, et un système éducatif public pour le «peuple majoritaire».

Les deux systèmes vont alimenter les tensions sociales, élargir les inégalités et attiser les violences. Le destin de l’Algérie risque d’être hypothéqué, puisque tout projet de société passe inéluctablement par le système éducatif. Ces multiples incertitudes et transformations accélérées dans un monde de réseaux virtuels constituent des soubassements psychologiques des violences subies et des sentiments d’insécurité refoulés collectivement.

La violence de l’université

L’histoire n’est qu’un prologue comme, disait Shakespeare. En effet, dans le cas de l’université algérienne nationale et tout ce qu’elle a engendré comme faits, notamment les violences, ne peuvent être appréhendés que sous son angle socio-historique en tant qu’institution sociale de socialisation censée produire du sens et diffuser des savoirs d’une manière autonome. Or, du point de vue institutionnel, l’université algérienne n’a jamais fonctionné depuis l’indépendance avec ses propres règles naturelles, en l’occurrence l’autonomie de pensée, la liberté académique et les valeurs de mérite.

L’accès à cet univers de savoirs et de lumières a été dès l’indépendance au nom de la démocratisation et de l’algérianisation du système éducatif algérien une «aubaine» pour les réseaux politiques, idéologiques, ethniques et communautaristes dominants pour conquérir cet espace de savoir concurrentiel aux détenteurs des pouvoirs. Les politiques publiques de ces réformes ont été teintées de populisme et d’hégémonie politique.

Au lieu d’être un lieu de création, d’échange et de transmission, l’espace universitaire devient otage des visions unanimistes. Des logiques bureaucratiques prennent le dessus sur le pédagogique, le populisme sur le rationalisme et le conjoncturel sur le stratégique. Ainsi, l’espace universitaire se délite et se dénature pour donner naissance à des pratiques des «assabiyate» pour reprendre le concept d’Ibn Khaldoun, sous ses formes de réseautages d’ordre idéologique, régionaliste, ethnique et tribal.

Il faut signaler que des pratiques extra- universitaires ne se limitent pas à ce processus de pénalisation récemment «institué» par certains recteurs d’université. L’histoire politique récente de celle-ci, notamment depuis ses réformes idéologiques et sa massification avec la politique d’arabisation, est prise en otage par des pratiques qui relèvent d’un processus de retraditionalisation et de désinstitutionnalisation de type communautariste, où le volume du capital social structure fondamentalement cet espace censé être un espace de production du savoir et du sens. Un autre indice de délitement de l’université et de l’espace de recherche est la «pénalisation des enseignants-chercheurs». Le cas le plus récent est l’affaire «Rouadjia».

Ahmed Rouadjia, historien et sociologue de renommée, connu pour ses brillantes recherches et par son dynamisme et qui enseigne à l’université de M’sila après une longue expérience de recherche et d’enseignement en France. Citer ce récent cas est à titre illustratif. Il est aussi nécessaire de rappeler que beaucoup d’intellectuels, d’universitaires, de poètes, écrivains, simples penseurs anonymes ont subi des sorts tragiques avec la justice. On peut citer, entre autres, de récents cas, comme le professeur feu Djamel Guerid, mort en 2014, le cas de Madame Haddadi Dalila, enseignante-chercheure en psychologie à l’université Alger 2, Abdelkader Lakjâ, Rabah Sbâ, etc.

Leur tort ? Vouloir défendre les règles basiques de l’éthique professionnelle, la transparence dans la gestion des affaires pédagogiques et la préservation du droit et le devoir de la pensée libre. Cette catégorie d’intellectuels est définie dans notre typologie comme une «intelligentsia exilico-nationale» par opposition à «l’intelligentsia exilico-diasporique». Dans les deux cas, elles sont les purs produits de l’hégémonie politique, empêchant les libertés de pensée et d’entreprendre.

De ce point de vue, ces cas de pénalisation, diffusés largement par des mass media entre 2010 et 2012, vont être ajoutés par les «pairs» et les autres catégories scolarisées aux autres expériences antérieures qui hantent la mémoire sociale et politique de l’intelligentsia algérienne, confirmant le réel statut social et politique des porteurs de savoirs. Ce sont des expériences sociales qui vont accélérer davantage les ruptures passives et renforcer, à la fois, le volume des foyers migratoires dormants et accélérer le rythme des ruptures actives.

Dans ces conditions de «désocialisation» par rapport aux savoirs et la perte symbolique des statuts sociaux des porteurs de savoirs, les pertes massives qu’enregistre l’université et le champ professionnel en général peuvent se constater à travers des stratégies individuelles et collectives de mobilité internationale, à la fois d’étudiants, d’enseignants-chercheurs universitaires et de cadres. Quand on parle de la violence de l’université, il ne s’agit pas de mettre en évidence la question de la morphologie des actes de violence dans l’espace universitaire, mais plutôt de dévoiler les fonctions cachées de l’institution universitaire vécues comme une violence symbolique par ses propres acteurs internes, notamment les enseignants et les enseignés.

Les fantasmes du baccalauréat et de l’accès à l’université ne vont pas tarder à se démystifier une fois que l’étudiant se trouve en face des inégalités d’accès aux filières, d’inégalité linguistique entre filières et de leurs degrés d’employabilité. Les output de l’université nationale algérienne restent problématiques vu le problème de l’insertion professionnelle des diplômés. Le chômage de ces derniers devient un enjeu national, refoulé douloureusement par cette masse d’étudiants. Dans ces conditions, les étudiants sont désocialisés par rapport aux savoirs. Leur passage à l’université massifiée est devenu une expérience obsolète par une obligation familiale et sociale.

Le diplôme devient une finalité et non un moyen. L’université devient par excellence un lieu de stratagèmes pour les étudiants. Le plagiat, le copiage, le marchandage, les chantages, le mensonge, la malice, «el hila», et «el maârifa»… deviennent des ingrédients de la socialisation secondaire des étudiants pour faire face à une institution en perte de son autorité symbolique et de son image de marque. Depuis sa domestication politique (désignation et non élus par les pairs des recteurs, cooptation et clonage des syndicats et des associations estudiantines….), l’université a comme effet pervers la non-reconnaissance de son autorité.

Cette autorité mise en question est la source de la crise multiforme de l’université, dont la violence n’est qu’une partie apparente de l’iceberg. Les vraies causes de la violence sont avant tout un problème de gouvernance participative, de légitimité des personnes et des institutions, d’autonomie relative. Bref, un projet de société incarnant le changement et non le calme plat, inspirant la confiance et créant de la synergie pour faire face aux enjeux et aux crises imprévisibles qui guettent l’Algérie.
 

Karim Khaled, chercheur au CREAD (El Watan, 04 juillet 2017)
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